Les livres gigognes

Ceux dont on navigue de l’un à l’autre en pêchant au fil de l’histoire des mots spécifiques ou les noms de métiers d’une époque, comme celui de regrattier (sorte de grossiste, marchand qui vendait au détail légumes, fruits, épices et surtout le sel des greniers royaux), métier dont j’ai découvert l’existence avec ce livre cité abondamment dans un autre que j’avais adoré, et qui s’est naturellement suggéré à ma lecture : « Ces messieurs de Saint-Malo », Bernard Simiot, roman en trois volumes.

Anne Martin Lugand a glissé dans son roman « Une évidence » plusieurs références à cet autre livre – ce qui n’est pas étonnant puisqu’elle est originaire de Saint-Malo – dont il ressortait quelque chose qui a piqué ma curiosité et conduite à faire l’acquisition de ce gros bouquin.

    En le voyant, j’ai été effrayée : des lignes, des lignes denses, peu de dialogues : j’ai eu peur de peiner à la lecture. C’est tout le contraire qui s’est produit, tellement l’auteur est généreux dans les multiples détails liés aux noms de famille, à l’organisation de la vie sociale des différentes époques, et précis dans ses descriptions avec l’emploi d’un vocabulaire souvent poétique. Tout ceci installe le lecteur dans les lieux, comme un voyeur-apprenant.

     La liste de mots inconnus est longue : colichemarde (épée ayant remplacé la rapière [1] dont il est souvent question, car ils représentaient une condition sociale peu enviée mais bien considérée comme nécessaire, revendaient au petit peuple des villes les restes des riches tables de l’aristocratie, restaurants ou grandes maisons, participant ainsi à la diffusion de nouvelles modes de consommation.

Lire, pour un correcteur, est indispensable, consubstantiel à sa mission. Il y trouve moult sujets d’information, des prétextes à vérification qui enrichissent son fonds. De même, variété de formes à corriger, réviser un texte est source d’accroissement de sa connaissance du métier.

     On rencontre bien souvent dans ce livre le subjonctif imparfait, généralement utilisé pour énoncer un fait non réalisé ou incertain, sur lequel la personne qui parle ne veut pas s’engager : https://dictionnaire.lerobert.com/guide/subjonctif, ainsi que la tournure inversée « fût-il » qui équivaut à « même si, peu importe qu’il soit ». Ce temps, qui donne une saveur romantique aux phrases, ne jalonne plus beaucoup les romans actuels.

Tout technicien doit se frotter à un maximum de chantiers différents pour faire évoluer ses compétences ; il en est de même pour le correcteur. Qui, quand il lit pour son propre compte, apprend en prime l’Histoire, souvent un peu rébarbative à aborder dans un livre éponyme.

     Ça alors, l’Espagne a appartenu quelque temps à la France, au tout début du 18e, outre certaines provinces italiennes, le Mexique, certaines Antilles, ce qui pourrait expliquer pourquoi j’ai des ancêtres pas si lointains espagnols, ou la colère enfouie au fond de certains Noirs et la grande solidarité qui règne parmi eux.

     C’était un temps où des amis pouvaient parler politique sans se déchirer, où la société évoluait aussi vite que le gros chat bouleverse la nôtre et où, semble-t-il, le commerce mondial prenait son essor, et où l’on voit que l’appât du gain et la folie certaine de quelques hommes, le roi y compris, peuvent les conduire à l’abomination de la traite d’humains, qui n’est pas l’apanage d’une époque plus récente où certains se conduisent aussi mal que des marchands d’esclaves. Mais on s’égare… Ces bateaux négriers, en rotation depuis Saint-Malo ou Nantes, portaient des noms charmants comme « L’amour du prochain » ou « Notre-Dame de la miséricorde », ce qui montre l’énorme hiatus entre les principes religieux et leur pratique. Oui, les Bretons ont participé à cet affreux commerce, je l’ai appris avec ce livre !

Ainsi, dès lors qu’on sait lire, on peut basculer dans toutes sortes de domaines : histoire, finance, vocabulaire, et parcourir des mondes qu’on ne pourrait découvrir autrement.

     Je vous invite à faire ce voyage. Quel que soit le temps dont vous disposez, il peut se faire par étapes.

[1] Balzac, Gambara, p. 126 (édition Houssiaux).